Fariza est une jolie fille de vingt-trois ans. Sa famille vit dans un village au Tadjikistan. Depuis la chute de l’empire soviétique, la famille a sombré, comme tant d’autres, dans la pauvreté, car il n’y a plus d’emploi. Fariza est la seule à travailler. Une chance pour les siens. Ce jour-là lorsque je lui rends visite, elle n’est pas encore rentrée de l’usine. C’est sa mère, Saifura, qui raconte.
Est-ce facile de trouver un mari ici car il n’y a pas beaucoup d’hommes ?
C’est difficile de trouver quelqu’un de bien, c’est pourquoi ma fille a divorcé. C’est difficile de savoir à qui on marie sa fille !
Pouvez-vous en parler ? Comment Fariza a-t-elle rencontré ce garçon ?
C’est un parent éloigné. Un jour sa grand-mère est venue et a demandé la main de ma fille. Mais il ne vivait pas avec sa grand-mère.
Quand cette femme est venue, d’abord on n’était pas d’accord pour marier notre fille à son petit-fils parce que mon mari a dit qu’on ne connaissait pas cette femme, comment peut-on savoir comment est son petit-fils ? Et l’oncle de Fariza a dit : cette vieille femme est venue dans ta maison pour demander la main de ta fille alors tu dois accepter.
Et ensuite ?
Ils n’avaient pas de maison où rester. Ils vivaient dans une maison louée avec sa mère à Douchanbe. Ils ont menti en disant qu’ils avaient leur propre maison. Ils ont menti en disant qu’ils avaient vendu leur maison à Douchanbe pour acheter une maison ici au village. Donc on a accepté. Le garçon a dit maintenant on a acheté une maison ici, on habite ici et on fera la cérémonie ici au village.
Ils sont restés au village pendant deux mois après la cérémonie dans une maison louée. Ensuite ils ont dit qu’ils n’aimaient pas cette maison, qu’ils allaient la vendre, qu’ils allaient en acheter une autre. Ils ont encore menti. Ensuite ils sont allés à Douchanbe et ils ont loué une autre maison.
Puis ma fille est tombée enceinte et quand elle a accouché elle est venue ici, c’est la coutume, le premier enfant doit naître dans la maison des parents de la jeune accouchée. Le bébé de Fariza était un garçon.
Et ensuite la jeune mère doit rester un ou deux mois dans la maison de ses parents. Mais ils ont dit qu’ils ne la laisseraient pas chez ses parents plus de une ou deux semaines et ils l’ont ramenée à Douchanbe.
Ils ne laissaient pas Fariza aller aux cérémonies qui avaient lieu chez nous au village. Et quand elle venait, c’était toujours avec sa belle-mère et ses belles-sœurs et aussitôt elle repartait à Douchanbe. Ils ne la laissaient pas rester même un ou deux jours.
Pourquoi ?
Parce qu’ils ne voulaient pas qu’elle dise le secret à qui que ce soit (le fait qu’ils n’avaient pas de maison, ce que savait Fariza).
Et ensuite ?
Ils n’avaient même pas d’argent pour payer leur loyer à Douchanbe. Et Fariza a dû vendre ses vêtements et aussi ses bagues. Ils ont encore déménagé dans une autre maison à Douchanbe dans le quartier Leninski. Ils vivaient là et n’avaient pas d’argent pour payer le loyer alors ils ont vendu tout ce que possédait Fariza.
Que faisait son mari ?
Il ne travaillait pas. Parfois ils allaient vendre des choses sur le bazar avec son frère, juste pour acheter de quoi manger.
Et la belle-mère ?
Elle ne travaillait pas. (Par pudeur, elle ne me dit pas la vérité, elle ne sait pas que je sais : la belle-mère faisait du trafic de drogue et avait de lourdes dettes auprès de la mafia.)
Quand il n’y a plus eu d’argent dans la maison, ils ont vendu tous les tapis que Fariza avait apportés. Et quand cet argent à son tour a été épuisé, alors ils ont pensé à vendre le bébé. La belle-mère de Fariza travaillait avec ce genre de personnes, ils vendent des bébés en Amérique ou à d’autres pays. Elle avait une connexion avec ces personnes. Alors elle voulait que Fariza leur donne son bébé.
Combien ?
Quelqu’un a entendu parler du prix de cet enfant et il avait dit à mon fils qu’ils allaient le vendre cent dollars. « Ils veulent vendre le bébé de Fariza pour cent dollars ! »
Et Fariza savait ?
Oui ils lui en avaient parlé : « Nous devons vendre ton enfant car nous n’avons plus d’argent. » Mais nous n’avons pas cru ce petit garçon car il est impossible de vendre un bébé pour cent dollars. Mais Fariza est venue et nous l’a confirmé. Elle est venue avec son bébé et elle est restée là.
Comment est-elle venue ?
Elle est venue avec son mari, son mari l’a accompagnée. Il nous a dit : » Elle ne m’écoute pas, nous lui avons demandé d’arrêter l’allaitement car si elle arrête de l’allaiter, elle n’aura plus de lait et il commencera à s’alimenter autrement parce qu’il sera sevré. Mais elle ne nous écoute pas, nous voulons ce qu’il y a de mieux pour lui, nous voulons l’envoyer dans un Kindergarten loin d’ici, c’est pour son bien mais elle ne nous écoute pas ! «
Vous êtes mari et femme et je ne veux pas m’insérer dans vos querelles mais il ne faut pas vendre l’enfant. Tu es son mari, c’est toi qui décides. Non nous n’allons pas le vendre, nous allons l’envoyer dans un Kindergarten loin d’ici. Là-bas c’est très bien, ils prennent bien soin des enfants.
Et ensuite ?
Son mari a dit : » Si elle ne nous écoute pas, je la laisserai et je prononcerai trois fois talak. Fariza a dit : tu peux me laisser, mais je ne laisserai jamais vendre mon fils. Je n’ai jamais eu une belle vie avec toi, je serai libre et ce sera mieux. Je ne peux pas le vendre. Je suis sa mère. Je resterai sans mari mais je ne donnerai pas mon enfant. Tu peux me laisser. «
Ils ont discuté de ça ici ? Devant vous ?
Oui. Ils ont parlé de ça devant moi.
Et ensuite ?
Il a dit puisque c’est comme ça… et il a dit trois fois talak et est parti. Il m’a dit : je te laisse ta fille. Moi j’ai dit : « C’est ta vie, vous êtes mari et femme, je ne peux rien dire. » Si tu veux faire ça, libre à toi.
La belle-mère était là ?
Non elle n’était pas là. Après, elle a dit on peut la reprendre mais ma fille a dit : « Je ne veux plus venir avec vous. »
Qu’est-ce que vous pensez de ça ?
Je ne sais rien d’eux, j’ai simplement entendu qu’ils vont de maison en maison, qu’ils louent des maisons, c’est tout. Mais on ne sait rien d’eux.
Etes-vous en colère ?
Non nous ne savons rien d’eux, nous ne sommes pas en colère. C’est sa vie, si elle ne veut pas vivre avec eux, nous ne pouvons rien dire. Nous ne les voyons pas et ils ne nous voient pas, nous ne sommes pas en colère.
Elle va se remarier ?
Cela dépend d’elle. Parfois, des gens viennent chez nous pour demander sa main. Mais ils ont déjà une première femme. Ce sont des hommes qui viennent seuls, pas des femmes, et qui disent, on veut la prendre pour seconde épouse. Elle ne veut pas, elle dit je ne veux pas me marier avec un homme qui a déjà une épouse, je ne veux pas changer leur vie. Alors elle ne s’est pas mariée. C’est quelqu’un de cette usine. Il a dit : on aime bien ta fille, elle est très gentille, je veux l’épouser.
Cruel destin, le petit garçon de Fariza est mort de la diarrhée. Il avait un an et cinq mois.
Nombre d’enfants – et aussi d’adultes – meurent de diarrhée au Tadjikistan. Cela arrive surtout l’été, m’a-t-on dit. Quatre à cinq enfants par village… A cause de l’eau, non potable mais indispensable.