La potion magique des peuples türks

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Tadjikistan. Après avoir faire cuire au feu la tête et les pattes du mouton sacrifié, une jeune fille gratte les parties brûlées avant de préparer la soupe qui sera servie à l’issue du rituel chamanique. Copyright Sylvie Lasserre

La première fois que j’ai entendu parler de cette soupe, la kalla-pocha, elle était servie à la fin d’un rituel chamanique auquel j’avais assisté au Tadjikistan. Kalla : la tête, pocha : les pattes. De l’animal sacrifié rien ne se perd : la viande est cuite en ragoût, la tête, les pattes et les abats mijotent en soupe, enfin la peau est récupérée par le chamane. La kalla-pocha est bue par les participants à la fin de la cérémonie.

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Durant le rituel, la patiente remue la kalla-pocha à l’aide d’une louche. Copyright Sylvie Lasserre

La seconde fois que j’ai entendu parler de cette soupe, c’était en Turquie, sur la côte de la mer Egée. Une vieille voisine enrhumée et alitée me demanda de lui rapporter de la ville une soupe kelle paça, précisant que cela lui redonnerait des forces et l’aiderait à guérir. Et quel ne fut mon étonnement lorsque je constatai en effet que de nombreux restaurants vendaient la soupe kelle paça.

Toujours sur la côte égéenne. Récemment, attirée par l’odeur de corne brûlée qui semblait venir de derrière chez moi, je trouvais une voisine accroupie devant un feu qu’elle entretenait. Elle me dit qu’elle préparait une kelle paça. Alors qu’elle grattait les pattes carbonisées d’un mouton, je retrouvai les mêmes gestes que je vis faire par ces femmes au Tadjikistan. Intriguée, je lui demandais quelles étaient les vertus de cette soupe, et elle m’expliqua que c’était bon pour fortifier les os (elle a quatre enfants en bas âge).

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Cette soupe semble être parée de toutes les vertus. J’ignore si c’est fondé ou non mais c’est très probable car les peuples türks n’ont pas leurs pareils dans la connaissance des pouvoirs des aliments.

Renseignements pris, on la consomme aussi en Afghanistan où le kalah wa pacha est une soupe nourrissante qui se consomme généralement le matin et qui est très appréciée des travailleurs de force comme les fermiers et les soldats et même des lutteurs.

Lire aussi : How to eat kalah pacha

Un temple inattendu dédié à Sin, le dieu mésopotamien de la lune.

Soğmatar ! En route vers Istanbul depuis Islamabad, je fis une escale d’une semaine à Urfa, l’ancienne Edesse, ville ô combien riche du point de vue de l’histoire des religions, ainsi que ses environs. Après avoir visité Harran, la ville biblique où naquit Abraham – j’y reviendrai dans un autre poste – on me conseilla de me rendre à Soğmatar où je trouverais des temples dédiés aux dieux mésopotamiens.

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Soğmatar, copyright Sylvie Lasserre

Soğmatar se trouve à une soixantaine de kilomètres de Harran. Après avoir sauté dans un taxi, le seul moyen de s’y rendre, j’arrivai dans un lieu quasi-désertique et battu par les vents. Seules quelques fermettes reposaient là. Je m’approchai de deux bergères occupées à nourrir leurs moutons tout en me demandant ce que pouvaient bien faire là des temples païens dont rien d’ailleurs n’indiquait la présence.

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Soğmatar, copyright Sylvie Lasserre

Finalement, trois gamins accoururent vers moi en me faisant signe de les suivre. Nous pénétrâmes dans une grotte transformée en temple, aux parois couvertes de suie. Là, les gamins visiblement habitués à voir des touristes débarquer de temps à autre, m’indiquèrent du doigt chaque figurine gravée en bas-relief sur les parois.

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Temple dedicated to the moon, Sin, in Soğmatar, copyright Sylvie Lasserre

Je l’ignorais alors mais cette grotte ornée porte le nom de grotte de Pognon, du nom du diplomate et archéologue français Henri Pognon (1853-1921), qui en fit la découverte.

Soğmatar (ou Sumatar) était un centre de culte pour les habitants de Harran qui vénéraient les dieux de la lune et des planètes durant le règne du roi Abgar.

Selon la légende, c’est également à Soğmatar que se trouverait le puits de Moïse. C’est aussi là que Moïse, fuyant l’Egypte, aurait rencontré Séphora, la fille de Jethro, qui devint son épouse, et que son beau-père lui offrit le fameux bâton qu’il transformera plus tard en serpent devant le Pharaon.

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Au sommet de la colline où se trouve la grotte de Pognon, des ruines constituées d’énormes blocs de pierres. Copyright Sylvie Lasserre.

Göbekli Tepe, the world’s most ancient worship place

During my roadtrip from Islamabad to Istanbul in 2014, I had the opportunity to visit the archeological site of Göbekli Tepe, located a dozen kilometers away from Urfa in Turkey. It was a long time dream. That was even one of the main reasons for this long trip – along with the visit of other neotlithic archeological sites.

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Approaching Göbekli Tepe. Copyright  2014 Sylvie Lasserre

Göbekli Tepe, « the mount with a belly » in Turkish, was discovered in the 60’s by some archeologists guided by the shepperds, owners of the land. But those had no idea of the importance of the site. They thought they had found some Middle Age graveyards. It was Klaus Schmidt, a German archeologist, who understood the importance of such a place and he began excavations in 1994. Unfortunately Schmidt died of a heart attack in 2014.

It was found out that Göbekli Tepe was probably a temple 12000 years old. This shook up all preconceived ideas about neolithic societies. Indeed : still nomadics, the hunters and gatherers living in the region of Göbekli Tepe were gathering at this worship place (no evidence of settlements were found in the surroundings). This is the most amazing fact of this discovery.

IMG_6164Mahmut Yildiz, the shepperd owner of the land where lays Göbekli Tepe. Copyright 2014 Sylvie Lasserre

Still most of the mound has to be excavated. I was told by the locals that the vast plain down the tepe « hill » was the place of the Paradise. Indeed, this region is known for being the cradle of agriculture (upper Mesopotamia), which appeared some 10000 years ago, after the construction of Göbekli Tepe.

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A fertile plain lays at the feet of Göbekli Tepe. Copyright 2014 Sylvie Lasserre

Today, Göbekli Tepe has dressed new clothes. Paths have been created for guiding the visitors, brand new roof is protecting the site. There are opening and closing times and soon it will be possible to fly over the site with hot air balloons… Moreover, some guided tours are full and can’t accept more tourists, due to the success of this modernisation.

Göbekli Tepe has been officially inaugurated on March 2019. And selfishly I wonder if I still will be able to dream there.

Les herbes, une valeur sûre des peuples turcs

Mercredi 6 mars 2019

Quand le printemps s’annonce, partout sur le bord des routes en Asie centrale vous verrez des paysans vendre toutes sortes d’herbes vertes. Vous savez, celles que l’on taxe de mauvaises herbes chez nous et que l’on arrache aveuglément ou à coups de pesticides. Les Turks, eux, connaissent bien les vertus de ces herbes sauvages dont ils se régalent après l’hiver.

En Turquie, les étals d’herbes (ot) dans les marchés regorgent de ces plantes qu’ailleurs l’on ne regarderait même pas. Les femmes n’ont pas leur pareille pour reconnaître telle ou telle herbe et en donner le nom sans hésiter ainsi que la façon de la cuisiner.

Mais saviez-vous que parmi les différents noms turco-mongols du remède, l’un d’eux, le plus employé, est précisément « ot » ? D’après Jean-Paul Roux, éminent turcologue français, « ce mot […] signifie d’abord une herbe, puis une herbe et l’herbe médicinale, enfin d’une part herbe, d’autre part remède » (Jean-Paul Roux, Faune et flore sacrés dans les sociétés altaïques, p. 165).

Ainsi s’explique la ruée printanière sur les herbes des peuples turcs.

La Semah, danse rituelle des Bektachi en Turquie

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Voici un magnifique documentaire en quatre parties dédié à la Semah, cette danse religieuse que l’on doit à Hadji Bektach, fondateur de l’ordre soufi des Bektachi, venu d’Asie centrale en Anatolie au XIIIe siècle. Avec en prime, dans la première partie, un passage par Kashgar le jour de la fameuse sama dansée par les Ouïghours devant Id Qah.

Hajji Bektach est né dans l’actuel Iran à Nishapur en 1209 et est mort en 1271 en Anatolie.

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A Sogmatar, des temples dédiés à Sîn, le dieu de la Lune. Turquie

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A une cinquantaine de kilomètres au nord est de Harran, près de la localité de Yagmurlu Koÿ, se trouve Sogmatar (ou Sumatar Harabesi, Sumatar), un ancien lieu de culte dédié à Marilaha, le dieu suprême, dieu de la Lune, qui correspond au dieu mésopotamien Sîn, le dieu combattu par Abraham (voir le post  » Sur les pas d’Abraham à Harran « ).

Ruines de Sogmatar. Copyright Sylvie Lasserre

Ruines de Sogmatar.  © Sylvie Lasserre

Le lieu consiste en sept caves en forme de grottes creusées au sommet de sept collines, une pour chaque planète. Des cultes qui y furent rendus, il ne reste rien. Aujourd’hui, Sogmatar est un lieu désert, loin de tout, où l’on ne voit que des collines pierreuses battues par les vents. Au pied des collines, deux ou trois habitations de bergers, qui ont utilisé les pierres des temples pour bâtir leur murs :

Murs bâtis avec des pierres des temples, Sogmatar. Copyright Sylvie Lasserre

Murs bâtis avec des pierres des temples, Sogmatar. © Sylvie Lasserre

 

Murs faits de pierres taillées arrachées aux temples, Sogmatar. Copyright Sylvie Lasserre

Murs faits de pierres taillées arrachées aux temples, Sogmatar. © Sylvie Lasserre

Point de bureau de renseignement, point de guide, juste un panneau sur lequel on peut lire que Sogmatar était un centre de culte pour les habitants de Harran qui vénéraient les dieux de la lune et des planètes durant le règne du roi Abgar et que, selon la légende, s’y trouvait aussi le puits de Moïse.

Nous sommes loin de tout, avec une vague impression de bout du monde.

Sogmatar. Copyright Sylvie Lasserre

Sogmatar. © Sylvie Lasserre

Sogmatar. Copyright Sylvie Lasserre

Sogmatar. © Sylvie Lasserre

Ce sont les enfants des bergers qui nous ont servi de guide. Habitués à voir des étrangers venir voir ces grottes, ils ont immédiatement compris pourquoi nous étions là, et, sans hésiter, nous ont montré ce qu’il y avait à voir.

A Sogmatar les enfants du cru s'improvisent guides. Copyright Sylvie Lasserre

A Sogmatar les enfants du cru s’improvisent guides. © Sylvie Lasserre

A Sogmatar, les enfants des bergers s'improvisent en guides. Copyright Sylvie Lasserre

A Sogmatar, les enfants des bergers s’improvisent guides. © Sylvie Lasserre

Ils nous mènent d’emblée à la grotte dite Pognon, du nom de l’Assyriologue français Henri Pognon qui l’a découverte.

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A l’intérieur de la grotte Pognon. © Sylvie Lasserre

 

Les dieux vénérés dans ces grottes creusées par l'homme à Sogmatar. Copyright Sylvie Lasserre

Les dieux vénérés dans ces grottes creusées par l’homme à Sogmatar. © Sylvie Lasserre

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Divinités à l’intérieur de la grotte Pognon, Sogmatar. © Sylvie Lasserre

Pour en savoir plus : The legacy of Mesopotamia, édité par Stephanie Dalley, Oxford University Press, 1998.

Et pour ceux qui lisent l’allemand : Sumatar

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Sur les pas d’Abraham à Harran. Turquie

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Vue sur la ville d'Urfa depuis la citadelle. © Sylvie Lasserre

Vue sur la ville d’Urfa depuis la citadelle. © Sylvie Lasserre

« Terah prit son fils Abram, son petit-fils lot, fils de Harân, et sa bru Saraï, femme d’Abram. Il les fit sortir d’Ur des Chaldéens pour aller au pays de Canaan, mais, arrivés à Harân, ils s’y établirent. […]

Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harân. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l’avoir qu’ils avaient amassé et le personnel qu’ils avaient acquis à Harân. Ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. » La Genèse.

Lors d’un « road trip » d’Islamabad à Istanbul, j’ai souhaité faire une halte à Harran, le Harân de la Bible, un lieu qui se situe à une trentaine de kilomètres au sud d’Urfa, aujourd’hui nommée Şanlıurfa, Urfa la Glorieuse, l’ancienne Edesse. Par la même occasion, j’allais découvrir que la ville d’Urfa où je séjournai était aussi très liée à Abraham, puisqu’il y serait né et y aurait grandi.

Selon la tradition islamique, Urfa serait aussi l’Ur des Chaldéens (Ur Kasdim) de la Bible, le lieu de la naissance d’Abraham, que de nombreux chercheurs situent plutôt dans l’Iraq actuel, la fameuse Ur de Mésopotamie. Mais rien ne permet d’avoir la certitude de l’emplacement réel d’Ur des Chaldéens. Cependant, à Urfa, point de chrétiens tandis que les pèlerins musulmans affluent en permanence vers la grotte où serait né Abraham. Les femmes, en particulier, viennent accompagnées de leurs jeunes enfants, boire et leur faire boire l’eau supposée les guérir.

La grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

Dans la grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

Pour les musulmans, pas de doute, le lieu de naissance d’Abraham est bien là. Et voici ce que l’on peut lire à l’entrée de la grotte nommée Mevlid-i Halil Cave (mevlid signifie « sainte nativité ») :  » Selon la croyance, Abraham est né dans cette grotte. D’après la légende, lorsque les oracles du roi Nimrod lui apprirent qu’un fils allait naître, qui mettrait fin à sa dynastie et à sa religion, Nimrod ordonna que l’on tue tous les garçons nés cette année. Cette année-là, Nuna, la mère d’Abraham, découvrit qu’elle était enceinte. Lorsque la délivrance arriva, elle se cacha dans cette grotte où nacquit Abraham. Terah remit à Nimrod le nouveau-né d’une de ses esclaves en le faisant passer pour son propre fils. Après la naissance, la mère d’Abraham se rendait chaque jour en secret dans la grotte pour nourrir son fils. »

Dans la grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

Dans la grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

L’ancienne citadelle surplombe la grotte et la ville nouvelle d’Urfa. A l’intérieur de la citadelle se trouvait le palais du roi Nimrod, dont Terah, le père d’Abraham, était le premier ministre. A l’époque, les Mésopotamiens vénéraient le dieu de la Lune, Sîn, le roi des dieux. Ainsi en était-il de Terah et Nimrod.

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Le « trône de Nimrod », au bord de la citadelle. C’est d’ici, selon la légende, que Nimrod fit jeter Abraham dans les flammes. Urfa. © Sylvie Lasserre

L’on raconte qu’Abraham un jour brisa les statues des dieux et que suite à cela, Nimrod le fit immoler par le feu. Selon la légende, le Dieu d’Abraham apaisa la chaleur des flammes et Abraham fut sauvé. Aujourd’hui, à l’emplacement du bûcher se trouve Balikli Göl, un long bassin empli de poissons qui sont, dit-on ici, chacun une braise éteinte du feu dans lequel Abraham fut plongé.

Balikli Göl, le bassin aux poissons, Urfa. © Sylvie Lasserre

Balikli Göl, le bassin aux poissons, Urfa. © Sylvie Lasserre

Il existe de nombreuses versions concernant la jeunesse d’Abraham, la plupart s’étant transmises de bouche à oreille, et les habitants d’Urfa ont tous leur histoire à raconter. La tradition juive quant à elle, donne des informations intéressantes, et je vous propose de lire ceci :

Abraham’s early life

Nimrod and Abraham

L’histoire ne dit pas pourquoi par la suite Thera et sa famille s’établirent à Harân. Probablement parce qu’elle était une des cités majeures de Haute Mésopotamie. Ce qui est certain, c’est qu’ils y vécurent longtemps puisque Terah y mourut à un âge avancé (deux cent cinq ans) et qu’ « Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harân ».

Aujourd’hui, Harran (orthographe actuelle), consiste en une série de monticules arides parsemés de pierres, ruines d’où n’émergent plus qu’une des portes d’entrée de l’ancienne citadelle, le minaret de la plus ancienne mosquée d’Anatolie (postérieure à Abraham évidemment) et les ruines de la plus ancienne université au monde.

La citadelle d’Harran aurait été bâtie à l’emplacement d’un ancien temple dédié à Sîn, le dieu de la Lune, roi des dieux vénérés par les Mésopotamiens.

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Une des portes d’accès à l’ancienne citadelle d’Harran. © Sylvie Lasserre

 

Ruines de Harran avec en arrière plan ce qu’il reste de ce qui fut la plus grande mosquée d’Anatolie. © Sylvie Lasserre

A Harran se trouvait la première université au monde et l’on raconte ici qu’Abraham y avait étudié, en particulier l’astronomie.

Ruines de l'université où aurait étudié Abraham. © Sylvie Lasserre

Ruines de l’université où aurait étudié Abraham. © Sylvie Lasserre

Alors que j’avais toujours imaginé Abraham comme un berger marchant sur les chemins de Mésopotamie, je quittai Urfa avec l’idée d’un Abraham fils de très bonne famille, citadin et érudit.

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Exode ininterrompu sur les routes de Lesbos en Grèce

Lundi 6 juillet 2015

Les migrants doivent marcher 50 km pour rejoindre le port de Mytilène. © Sylvie Lasserre

Les migrants doivent marcher 50 km pour rejoindre le port de Mytilène. Interdiction aux îliens de les prendre en stop ; les contrevenants risquent dix ans de prison; © Sylvie Lasserre

Bientôt dix ans que je n’étais retournée sur les traces des migrants clandestins à Lesbos ! (Je vous renvoie à mes posts d’alors, que vous trouverez dans la catégorie « migrants ») A l’époque, cette « route » migratoire commençait à s’ouvrir, l’on n’en parlait pas, au point qu’après trois semaines de reportages en Grèce, à Athènes, Chios et Lesbos, et en Turquie, j’avais vendu… trois feuillets à Libé. Pourtant, déjà, la Grèce réclamait à corps et à cris l’aide de l’Europe pour faire face au problème qu’elle pressentait grandissant, mais…

Aujourd’hui, ce sont 400 à 1000 migrants qui transitent chaque jour par la grande île, si proche des côtes turques. Sur la route qui conduit de la capitale, Mitilène, au nord de l’île où débarquent les clandestins de leurs canots en caoutchouc, c’est un flot continu de groupes marchant sous le soleil. Ils vont par groupes de cinq, dix, vingt. Tous les cinq cents mètres, un groupe. Exode impressionnant. On retrouve toujours les Hazaras, peuple opprimé, s’il en est, en Iran et en Afghanistan, des Pakistanais – beaucoup plus rares -, des Afghans d’ethnie tadjike en famille – ça c’est très nouveau – ! Grande nouveauté par rapport à 2006 : des femmes et des enfants. Et des Syriens… des Syriens… par familles entières.

Femme syrienne en transit à Lesbos. L'épuisement se lit sur tous les visages. © Sylvie Lasserre

Femme syrienne en transit à Lesbos. L’épuisement se lit sur tous les visages. © Sylvie Lasserre

On a peine à imaginer la situation sur place pour qu’une famille décide de quitter à jamais sa ville, son village, sa maison, les mains vides, et fasse prendre tant de risques à ses femmes et ses enfants : s’échapper de Syrie, traverser la Turquie, puis la mer Egée sur un canot pneumatique surchargé, seuls, sans passeurs – ceux-là les abandonnent sur les rives turques avec juste quelques consignes – puis à Mytilène, marcher cinquante kilomètres sous un soleil brûlant avant de rejoindre un camp où ils passeront deux semaines avant d’obtenir un permis temporaire de circuler. Bateau pour Athènes, train pour Thessalonique, puis rejoindre la Macédoine à vélo pour ensuite traverser tous les pays qui les conduiront, qui en Allemagne, qui en Belgique, qui en Norvège… Pour un destin non moins certain.

Zahia, son frère et ses enfants, épuisés, ayant fui Latakié en Syrie, en transit à Lesbos. © Sylvie Lasserre

Zahia, son frère et ses enfants, épuisés, ayant fui Latakié en Syrie, en transit à Lesbos. © Sylvie Lasserre

Zahia a près de vingt ans. Elle a quitté Latakia en compagnie de ses deux jeunes enfants et son frère. Son fils, environ 5 ans, a un oeil au beur noir. C’est le soleil ! me dit la mère. Tous ont la peau très blanche, elle soulève le tee-shirt de sa fille et me montre les jeunes épaules brûlés par les rayons implacables. Cela fait un mois qu’ils sont partis. Il leur reste encore tant de chemin jusqu’à l’Allemagne où ils se rendent. Ils viennent de passer deux semaines, pas au camp, mais là, sur le port, sur le terrain de la police. Depuis un mois que nous sommes partis, nous dormons par terre. Elle est épuisée. Les enfants aussi semblent très éprouvés. Vous aviez des douches sur le port ? Non ! s’exclame-t-elle. Pas même de toilettes. Cela fait quatre jours que nous ne nous sommes pas lavés. Elle me montre l’état du bas de son pantalon, qui fut noir, mais est aujourd’hui blanc de poussière.

Trois générations : Elles ont quitté l'enfer de Deir Ez Zur en Syrie. © Sylvie Lasserre

Trois générations : Elles ont quitté l’enfer de Deir Ez Zur en Syrie. © Sylvie Lasserre

Plus loin, sous le porche de l’entrée de l’embarcadère, des tentes, des hommes, des femmes, des enfants assis ou couchés à même le sol. Je m’approche d’un groupe de femmes assises sur un tapis, dont l’une d’elle tient un nourrisson dans les bras. La grand-mère, la mère et la petite-fille. Elles ont fui leur terre natale de Deir ez Zor, ravagée par la guerre et se jettent, assoiffées sur la bouteille d’eau que je leur donne. Le bébé a quatre mois. Le plus jeune migrant que j’aie vu…

A l'embarcadère de Lesbos. Les migrants attendent le bateau pour Athènes. © Sylvie Lasserre

A l’embarcadère de Lesbos. Les migrants attendent le bateau pour Athènes. © Sylvie Lasserre

Un jeune homme s’approche, me dit qu’il parle anglais et arabe. « Je suis Palestinien, de Syrie. Ma famille était en Syrie depuis soixante ans. Nous sommes d’Alep. » Il me présente sa famille, dont sa mère et poursuit : « Je suis pharmacien. Ma mère est dentiste. » Sa mère, veuve, porte un voile noir. Tandis qu’elle prend les savons que je lui donne, elle me demande si je n’ai pas de la crème pour le visage ; je regarde son visage: il est brûlé par les longues marches sous le soleil. Omer, le jeune pharmacien me montre une photo de son chien : un jeune berger allemand, grand, vif. Les soldats l’ont tué ! Et mon chat aussi. Mais pourquoi ? « Comme ça ! Ils tirent sur tout ! Même sur les arbres ! »

Le pharmacien, son frère jumeau et leur mère, dentiste. © Sylvie Lasserre

Le pharmacien, son frère jumeau et leur mère, dentiste. © Sylvie Lasserre

Chacun fait sa toilette comme il peut, quand il peut. Du linge sèche sur les plots du parking face à l’embarcadère.

Puis tandis que nous discutons, une policière attachée aux douanes leur demande de dégager les lieux et aller sous le porche, derrière le mur. Loin des regards. « Regarde comment ils nous traitent : Ils ne nous traitent pas comme des êtres humains ! »

Jeune fille syrienne, sur les routes de l'exode, en famille. © Sylvie Lasserre

Jeune fille syrienne, sur les routes de l’exode, en famille. © Sylvie Lasserre

Et comment oublier, cette jeune fille, aux allures de touriste, dont je n’ai pas réussi à retenir le prénom alors qu’elle me l’a répété trois fois ! Partie en famille, père, mère, frère. Contrairement aux autres, ils portent de relativement de gros bagages. Comment ont-ils marché les 50 kilomètres ainsi chargés, je me le demande. En regardant à nouveau les photos, je constate que le père porte une mallette en plastique. Les documents de leur vie sans doute, les papiers importants. Peut-être des photos de famille aussi. Ils sont en route pour l’Allemagne.

La route qui les attend est encore longue et semée d’embûches. Elle est toute tracée par les réseaux de passeurs et comprend donc, entre autres la traversée de la Macédoine à vélo. Je repense à Arif, le jeune Hazara d’Iran que j’avais suivi depuis sa sortie du camp de Lesbos en 2006, jusqu’à Paris. Sa route alors passait par Patras puis Calais. Après deux ans passés en Angleterre, il avait abandonné l’idée d’obtenir des papiers et repartait tenter sa chance en Norvège. Oui, la route de la migration est longue et difficile, semée d’embûches et de dangers. Par un accident de téléphone portable, j’ai perdu son contact. Sur les routes de Lesbos, ce sont des centaines, des milliers d’Arif qui passent chaque jour.

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Une nouvelle galerie pour mes photos d’Asie centrale et du Pakistan

Je teste une nouvelle galerie pour accueillir mes photos :

Galleries | Sylvie Lasserre

Il me reste encore de nombreux reportages à ajouter. Mais déjà… qu’en pensez-vous ?

Merci pour vos commentaires !

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EAST TURKESTAN - UYGHURS TURQUIE REVERIES UZBEKISTAN TAJIKISTANKYRGYZSTANSWITZERLAND PAKISTAN

L’incroyable odyssée de Tölegen le Kazakh : de Chine en Turquie, quatorze années.

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« Sur quarante nous ne sommes restés que deux ! Nous avons parcouru entre cinquante et soixante mille kilomètres à cheval, en chameau, à pieds, en bateau… » L’œil rusé et la langue bien pendue, Tölegen est presque une légende à lui tout seul… Une épopée de quatorze années, d’Urumqi (Turkestan oriental, Chine) à Istanbul.

C’est dans l’avion pour Istanbul que j’ai fait la connaissance de son petit-fils. Kadir, un Français d’origine turque vivant en banlieue parisienne, était assis à ma droite. Son air très centrasiatique avait excité ma curiosité.  » Vous êtes Turc ?  »  » Oui mais d’origine kazakhe. » Sa réponse avait devancé mes questions. Enfin je tenais un Turc d’Asie centrale !

Pas si vite. En fait son origine était récente :  » C’est mon grand-père qui est Kazakh. Ma mère elle est née en Turquie. Et moi je suis né en France.  » Non il ne remontait pas aux descendants des hordes de Genghis Khan. Tant pis…

A vrai dire Kadir ne savait pas trop. Il me disait :  » Ouais mon grand-père il est trop ! C’est quelqu’un d’important. C’est un personnage mon grand-père ! Sa vie elle est incroyable ! Il est né en Chine. Il te raconterait mieux lui-même !  » Je peux le rencontrer ?  » Ouais pas de problème ! Il est cool mon grand-père ! « 

Voilà comment j’ai rencontré Tölegen. Il vit à Güneşli – l’ensoleillée ? -, le quartier kazakh d’Istanbul.  » C’est lui qui a créé le quartier ! me raconte Kadir. C’est grâce à lui que les Kazakhs ont pu s’installer ici, c’est lui qui leur a prêté de l’argent. Ici tout le monde l’adore, tout le monde le respecte ! « 

tolegen-2.1224089795.jpgRendez-vous est pris. Deux jours plus tard, Kadir m’attend devant le commissariat de Güneşli puis me mène à l’immeuble du fameux grand-père où chaque membre de la famille possède un appartement. Kadir, son frère Kaan, et ses parents, y passent tous leurs étés.

Le grand-père me reçoit dans un immense salon, vide presque, à la mode türque. Sur le pourtour, des canapés. C’est la pièce pour les hôtes, comme on en trouve dans chaque maison en Asie centrale. Tölegen, soixante-dix huit ans, a les yeux malicieux et rieurs. D’emblée il m’est sympathique. Il m’invite à m’asseoir.

Et c’est parti pour l’histoire. Il raconte avec grand plaisir, visiblement pour la millième fois.

 » Je suis né en 1930 ! Je m’appelle Tölegen. On a quitté la Chine en 1934, j’avais quatre ans ! J’étais de la tribu des  » Molkos  » (?) Beş yüz ! Beş yüz ! Nous étions cinq cent dans notre campement. Nous sommes partis à cheval, avec les moutons… Nous vivions sous des tentes, des yourtes. Elles étaient faites de peau de mouton et de chèvre, cela tenait chaud. Les Chinois nous ont pourchassés parce que nous étions musulmans. Et pourquoi vous n’êtes pas allés au Kazakhstan ? A cette époque, il y avait les communistes ! Il ne cesse de répéter : Tchang Kaï-Chek ! Tchang Kaï-Chek ! J’imagine que leur fuite est liée à la grande marche de 1934, la fuite du communisme.

Puis le Tibet, le Népal, l’Inde, le Pakistan, l’Iraq et enfin la Turquie… Au Tibet ce fut effroyable. C’était en 1935-36. Les gens mourraient mourraient. Nous nous faisions attaquer car nous avions des moutons, des chèvres, des chevaux… Il faisait si froid. C’était très haut. Nous n’avions rien à manger. Nous manquions d’oxygène. Il y en avait qui gonflaient, gonflaient, puis mourraient. Il faisait tellement froid sur le cheval que certains ont perdu leurs jambes. Elles se cassaient – il montre le niveau des genoux – et elles tombaient. On ne mangeait rien, que du bouillon de mouton.

Après des Anglais sont venus, mais les Chinois leur ont dit :  » Il y a des Kazakhs, des Barbares. » On s’est battus contre les Anglais, il y a eu trente morts des deux côtés. Nous étions sur des chameaux, une balle m’a traversé – Il me montre sa cicatrice. Puis nous sommes redescendus plus bas. Il y avait des champs. Et là des soldats de l’armée pakistanaise sont venus. Ils nous ont soignés, ils nous ont lavés. Ils nous demandaient d’où nous venions, ils ne comprenaient pas qui nous étions parce que nous étions blancs. Ma mère est morte. Mon frère est mort. Mon grand-père, ma grand-mère… Sur quarante nous sommes restés deux, mon père et moi. Ils nous ont transportés sur des chariots. Après on est arrivés au Népal. Là, nous étions si pauvres que nous nous sommes habillés avec deux feuilles d’arbre. Des grandes feuilles. Il ne restait plus personne. Quand il pleuvait, les sangsues tombaient des arbres.

Après les Anglais ont pris nos empreintes, la couleur des yeux et tout, et ils nous ont donné un papier jaune en nous disant qu’on pouvait aller partout, dans le monde entier, gratuitement ! C’était en 1948. On pouvait aller aux Etats-Unis, mais comme on était musulmans, on est restés.

Nous sommes restés deux ans au Népal. Népal, Bopal, Agra, Delhi, Rawalpindi, Islamabad… A Rawalpindi, j’avais douze ans. Là des gens ont demandé si quelqu’un voulait combattre à la lutte. Mon père a dit oui moi je veux me battre ! Mon père il aimait bien se battre. Dès qu’il y avait un combat il y allait. Et mon père a gagné. Alors les hindous lui ont mis une fleur, ils ont fait trois jours de fête parce que mon père avait gagné. Ils l’ont emmené dans un endroit luxueux. Moi j’ai suivi mon père. On a mangé, mangé ! Ils nous ont donné de l’argent. Puis nous sommes allés à Delhi.

On est restés deux ans à Delhi. Je suis allé à l’école. Ensuite on est partis au Pakistan. Je suis allé quatre ans à l’école au Pakistan. Puis la Croix rouge est venue. Là j’avais seize ans. Ils nous donnaient des vêtements et on les vendait. Puis avec mon père on a fabriqué des chapeaux pakistanais en astrakan. On avait acheté une machine et pendant cinq ans on a fabriqué des chapeaux. On a gagné beaucoup d’argent ! On les vendait moins cher que les Pakistanais. Ensuite on a vendu de l’huile de moteur. C’était en 1952.

C’est Adnan Menderes qui nous a fait venir en Turquie. Il a dit venez par vos propres moyens jusqu’à la frontière, ensuite je vous prendrai en charge. Mais avant qu’on parte, les Pakistanais nous ont demandé de payer des taxes énormes, parce qu’on avait gagné de l’argent. Alors on a tout converti en marchandises pour ne pas donner d’argent. On a transporté ces marchandises jusqu’à Bagdad, et on les a vendues là-bas. Un mois et demi de bateau de Karachi jusqu’à Bagdad.

Avant d’entrer en Turquie, ils ont désinfecté nos marchandises. Ils ont aspergé de produit nos cuirs, nos vêtements… Tout a pourri ! Puis ils nous ont mis dans des camps en Turquie, en quarantaine, et nous on sautait le mur le soir pour aller travailler. Puis l’Etat nous a offert des terrains. J’avais dix-huit ans en arrivant à Istanbul.

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Ensuite, j’ai fait mon service militaire puis, du business ! J’ai eu l’idée de fabriquer des sacs en plastique. J’ai acheté une grosse machine. J’étais le premier à faire ça. J’ai gagné énormément d’argent. Pendant ce temps les autres Kazakhs faisaient du cuir. Puis j’ai acheté un terrain ici en 1970, un ancien champ de melons. Je revendais des parcelles aux Kazakhs. En 1973, tout était construit. Petit à petit j’ai permis à tout le monde de s’installer. Je leur faisais crédit. Ici, 400 familles kazakhes ont pu s’installer grâce à moi.  »

Il me montre une photo de lui en compagnie du wali (le maire) d’Istanbul en train de lui remettre une carte d’Asie où est inscrit son parcours depuis la Chine jusqu’à Istanbul.

Aujourd’hui, Tölegen fait des affaires en Asie centrale. Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan… Il s’est remarié à une Ouzbèke après la mort de sa femme.

L’entretien touche à sa fin. Tölegen a fait commander un repas chez le traiteur (sa femme ouzbèke étant absente). Son portable sonne. Il décroche. Kadir :  » T’as vu l’grand-père ! Il est trop ! « 

Oui il est trop…

PS: Quant au père de Tölegen, il a vécu jusqu’à cent dix ans. Une véritable force de la nature j’imagine. Il avait écrit son histoire mais les feuillets se sont perdus. Il n’en existe plus que quelques bribes, écrites en kazakh et en turc.

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