21 février 2011
Raymond Davis, un membre important de la CIA au Pakistan, est derrière les barreaux depuis trois semaines pour avoir tué deux Pakistanais à Lahore. Une affaire qui trouble les relations pakistano-américaines au point que John Kerry s’est rendu sur place la semaine dernière et que l’Amérique a menacé de suspendre son aide au pays.
Qui est Raymond Davis, l’homme qui fait les choux gras de la presse pakistanaise depuis trois semaines ? Tandis que l’Europe a les yeux tournés vers les pays arabes, cette affaire aux rebondissements dignes des meilleurs romans d’espionnage se déroule au Pakistan.
L’histoire commence comme un banal fait divers. Le 27 janvier à Lahore, Raymond Davis, un citoyen américain de 36 ans, circule en voiture lorsqu’il est agressé par deux hommes en motocyclette, visiblement armés. Il leur tire dessus et les tue puis appelle à l’aide une voiture qui le suivait. Celle-ci fonce pour lui porter secours et renverse un cycliste, Ibad-ur-Rehman, qu’elle tue sur le coup. Jusque là rien que de très… « banal ». Puis, Raymond Davis sort de son véhicule pour prendre en photo Faizan Haider et Faheem Shamshad, les hommes qu’il vient d’abattre. Il est arrêté alors que ses deux complices, dont on ignore toujours l’identité, prennent la fuite.
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Au poste de police, Raymond Davis explique qu’il a eu affaire à des braqueurs et a dû tirer pour se défendre. Durant son interrogatoire, il affirme être employé du consulat américain de Lahore. Davis clame l’auto-défense et l’immunité diplomatique. L’ambassade à Islamabad réclame aussitôt sa libération.
Mais il s’avère que Davis n’a pas tiré pour se défendre. Davis a fait mouche et sciemment liquidé ses deux poursuivants. Neuf balles dont plusieurs dans le dos de ses assaillants qui tentaient de fuir. Davis s’avère être un excellent tireur. Dans son véhicule, outre des armes chargées, on retrouve un GPS, un appareil photo numérique, un télescope, un kit de survie, des torches… Très vite la police comprend qu’elle n’a pas affaire à un simple diplomate.
Rapidement l’on apprend qu’il a plusieurs cartes d’identité : sur l’une il est attaché au consulat de Lahore, sur une autre au consulat de Peshawar. L’homme a servi dix ans dans l’armée américaine, a été membre des forces de l’ONU en Macédoine, et dirige aujourd’hui une société de sécurité « Hyperion Protective Services » enregistrée à Las Vegas. Récemment, Davis aurait effectué de nombreuses visites au Waziristan, sans autorisation, et dans des madrasas de la région où il se présentait comme citoyen britannique récemment converti. La police pakistanaise a pu établir, grâce à ses communications téléphoniques, qu’il était entré en contact avec le Lashkar-e-Jhangvi, un groupe terroriste proche d’Al-Qaeda. Quant aux deux hommes en motocyclette, ils seraient en réalité des agents de l’ISI.
Au fur et à mesure que l’enquête progresse, l’affaire devient de plus en plus complexe. Et la presse pakistanaise s’interroge de plus en plus sur la véritable identité de Raymond Davis. Visiblement Davis est un gros poisson car les attaques de drones, qui avaient atteint leur paroxysme en 2010 et au début 2011, s’interrompent brutalement durant les trois semaines qui suivent son arrestation.
Très vite, le gouvernement Obama se manifeste et tente par tous les moyens de tirer Davis des mains de la justice pakistanaise. La pression exercée par les USA pour récupérer son « diplomate » est sidérante. Hilary Clinton, John Kerry, et même Obama, s’en mêlent. La secrétaire d’Etat menace de couper l’aide financière – dont ne peut se passer le pays -, et d’annuler sa prochaine visite au Pakistan si Davis ne leur est pas remis, affirmant une nouvelle fois qu’il a tiré en état de légitime défense et doit bénéficier de l’immunité diplomatique.
Le 14 février Hilary Clinton nomme un nouvel émissaire américain pour l’Afghanistan et le Pakistan en remplacement de Richard Holbrooke décédé en décembre. Appointé en urgence ? Sans doute car une lourde tache attend Marc Grossman : rétablir les relations stratégiques que l’administration Obama s’est efforcée depuis deux ans de construire et qui sont en passe d’être réduites à néant par l’affaire Davis.
Le 15 février, John Kerry se rend au Pakistan pour plaider la cause de Raymond Davis. Lors de sa rencontre avec le président Zardari, il rappelle l’aide de 7,5 milliards de dollars octroyée au Pakistan. Sans succès. Impossible pour Zardari d’aller contre son opinion publique. La rue, plus antiaméricaine que jamais depuis les attaques de drones, réclame la mort pour Davis. Début février, plusieurs centaines de personnes organisent un sit-in devant le consulat des Etats-Unis à Lahore pour réclamer que Davis ne soit pas remis aux autorités américaines.
Zardari est coincé. Déjà très embarrassé avec la loi anti-blasphème – il avait dû revenir sur le projet d’amendement devant la pression de la rue – il doit affronter aujourd’hui l’affaire Davis, ultrasensible. Au point, par exemple que Fauzia Wahab, secrétaire de l’information du PPP (Pakistan Peoples Party), le parti au pouvoir, dut démissionner le 19 février après avoir déclenché un tollé médiatique en déclarant que Davis devait bénéficier de l’immunité diplomatique.
Quant aux Pakistanais, coupés de leur pouvoir qu’ils disent corrompu – la rue est persuadée que les aides de l’ « ami » américain sont détournées par leurs dirigeants avant d’atteindre leurs objectifs – , ils ne croient pas non plus en l’allié américain. Les attaques de drones n’ont fait qu’exacerber ce sentiment antiaméricain, et antioccidental plus généralement, qui semble avoir atteint son paroxysme ces jours-ci. Dans la province de Khyber Pakhtunkwa en particulier, rares sont les Pakistanais convaincus que les Etats-Unis luttent vraiment contre le terrorisme.
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Derniers rebondissements : Les deux hommes qui se trouvaient dans la voiture suivant celle de Davis et avaient pu se réfugier au consulat, seraient parvenus à regagner les Etats-Unis le 19 février. Comment ? La question reste ouverte. D’aucuns affirment qu’ils auraient bénéficié de la visite de John Kerry, qui s’est effectivement rendu à Lahore.
Mieux, selon « The Nation », un quotidien pakistanais, Raymond Davis serait le numéro deux de la CIA au Pakistan et agissait même comme numéro un depuis le départ de Jonathan Banks, l’ex patron, expulsé en décembre 2010 après avoir été démasqué. Le quotidien britannique The Guardian est plus prudent et indique que Davis travaillait simplement pour la CIA.
Raymond Davis sera jugé le 14 mars. Son cas vient d’être renvoyé à la Cour Internationale de Justice (ICJ) selon The News Tribe, afin de ménager la chèvre et le chou. Sécurité maximale autour de la prison de Kot Lakhpat de Lahore où il se trouve. 75 policiers et des unités d’élite montent la garde. Dimanche à Karachi des manifestants réclamaient la corde pour le « diable » Davis.
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