Un temple inattendu dédié à Sin, le dieu mésopotamien de la lune.

Soğmatar ! En route vers Istanbul depuis Islamabad, je fis une escale d’une semaine à Urfa, l’ancienne Edesse, ville ô combien riche du point de vue de l’histoire des religions, ainsi que ses environs. Après avoir visité Harran, la ville biblique où naquit Abraham – j’y reviendrai dans un autre poste – on me conseilla de me rendre à Soğmatar où je trouverais des temples dédiés aux dieux mésopotamiens.

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Soğmatar, copyright Sylvie Lasserre

Soğmatar se trouve à une soixantaine de kilomètres de Harran. Après avoir sauté dans un taxi, le seul moyen de s’y rendre, j’arrivai dans un lieu quasi-désertique et battu par les vents. Seules quelques fermettes reposaient là. Je m’approchai de deux bergères occupées à nourrir leurs moutons tout en me demandant ce que pouvaient bien faire là des temples païens dont rien d’ailleurs n’indiquait la présence.

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Soğmatar, copyright Sylvie Lasserre

Finalement, trois gamins accoururent vers moi en me faisant signe de les suivre. Nous pénétrâmes dans une grotte transformée en temple, aux parois couvertes de suie. Là, les gamins visiblement habitués à voir des touristes débarquer de temps à autre, m’indiquèrent du doigt chaque figurine gravée en bas-relief sur les parois.

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Temple dedicated to the moon, Sin, in Soğmatar, copyright Sylvie Lasserre

Je l’ignorais alors mais cette grotte ornée porte le nom de grotte de Pognon, du nom du diplomate et archéologue français Henri Pognon (1853-1921), qui en fit la découverte.

Soğmatar (ou Sumatar) était un centre de culte pour les habitants de Harran qui vénéraient les dieux de la lune et des planètes durant le règne du roi Abgar.

Selon la légende, c’est également à Soğmatar que se trouverait le puits de Moïse. C’est aussi là que Moïse, fuyant l’Egypte, aurait rencontré Séphora, la fille de Jethro, qui devint son épouse, et que son beau-père lui offrit le fameux bâton qu’il transformera plus tard en serpent devant le Pharaon.

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Au sommet de la colline où se trouve la grotte de Pognon, des ruines constituées d’énormes blocs de pierres. Copyright Sylvie Lasserre.

Sur les pas d’Abraham à Harran. Turquie

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Vue sur la ville d'Urfa depuis la citadelle. © Sylvie Lasserre

Vue sur la ville d’Urfa depuis la citadelle. © Sylvie Lasserre

« Terah prit son fils Abram, son petit-fils lot, fils de Harân, et sa bru Saraï, femme d’Abram. Il les fit sortir d’Ur des Chaldéens pour aller au pays de Canaan, mais, arrivés à Harân, ils s’y établirent. […]

Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harân. Abram prit sa femme Saraï, son neveu Lot, tout l’avoir qu’ils avaient amassé et le personnel qu’ils avaient acquis à Harân. Ils se mirent en route pour le pays de Canaan et ils y arrivèrent. » La Genèse.

Lors d’un « road trip » d’Islamabad à Istanbul, j’ai souhaité faire une halte à Harran, le Harân de la Bible, un lieu qui se situe à une trentaine de kilomètres au sud d’Urfa, aujourd’hui nommée Şanlıurfa, Urfa la Glorieuse, l’ancienne Edesse. Par la même occasion, j’allais découvrir que la ville d’Urfa où je séjournai était aussi très liée à Abraham, puisqu’il y serait né et y aurait grandi.

Selon la tradition islamique, Urfa serait aussi l’Ur des Chaldéens (Ur Kasdim) de la Bible, le lieu de la naissance d’Abraham, que de nombreux chercheurs situent plutôt dans l’Iraq actuel, la fameuse Ur de Mésopotamie. Mais rien ne permet d’avoir la certitude de l’emplacement réel d’Ur des Chaldéens. Cependant, à Urfa, point de chrétiens tandis que les pèlerins musulmans affluent en permanence vers la grotte où serait né Abraham. Les femmes, en particulier, viennent accompagnées de leurs jeunes enfants, boire et leur faire boire l’eau supposée les guérir.

La grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

Dans la grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

Pour les musulmans, pas de doute, le lieu de naissance d’Abraham est bien là. Et voici ce que l’on peut lire à l’entrée de la grotte nommée Mevlid-i Halil Cave (mevlid signifie « sainte nativité ») :  » Selon la croyance, Abraham est né dans cette grotte. D’après la légende, lorsque les oracles du roi Nimrod lui apprirent qu’un fils allait naître, qui mettrait fin à sa dynastie et à sa religion, Nimrod ordonna que l’on tue tous les garçons nés cette année. Cette année-là, Nuna, la mère d’Abraham, découvrit qu’elle était enceinte. Lorsque la délivrance arriva, elle se cacha dans cette grotte où nacquit Abraham. Terah remit à Nimrod le nouveau-né d’une de ses esclaves en le faisant passer pour son propre fils. Après la naissance, la mère d’Abraham se rendait chaque jour en secret dans la grotte pour nourrir son fils. »

Dans la grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

Dans la grotte où serait né Abraham, Urfa. © Sylvie Lasserre

L’ancienne citadelle surplombe la grotte et la ville nouvelle d’Urfa. A l’intérieur de la citadelle se trouvait le palais du roi Nimrod, dont Terah, le père d’Abraham, était le premier ministre. A l’époque, les Mésopotamiens vénéraient le dieu de la Lune, Sîn, le roi des dieux. Ainsi en était-il de Terah et Nimrod.

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Le « trône de Nimrod », au bord de la citadelle. C’est d’ici, selon la légende, que Nimrod fit jeter Abraham dans les flammes. Urfa. © Sylvie Lasserre

L’on raconte qu’Abraham un jour brisa les statues des dieux et que suite à cela, Nimrod le fit immoler par le feu. Selon la légende, le Dieu d’Abraham apaisa la chaleur des flammes et Abraham fut sauvé. Aujourd’hui, à l’emplacement du bûcher se trouve Balikli Göl, un long bassin empli de poissons qui sont, dit-on ici, chacun une braise éteinte du feu dans lequel Abraham fut plongé.

Balikli Göl, le bassin aux poissons, Urfa. © Sylvie Lasserre

Balikli Göl, le bassin aux poissons, Urfa. © Sylvie Lasserre

Il existe de nombreuses versions concernant la jeunesse d’Abraham, la plupart s’étant transmises de bouche à oreille, et les habitants d’Urfa ont tous leur histoire à raconter. La tradition juive quant à elle, donne des informations intéressantes, et je vous propose de lire ceci :

Abraham’s early life

Nimrod and Abraham

L’histoire ne dit pas pourquoi par la suite Thera et sa famille s’établirent à Harân. Probablement parce qu’elle était une des cités majeures de Haute Mésopotamie. Ce qui est certain, c’est qu’ils y vécurent longtemps puisque Terah y mourut à un âge avancé (deux cent cinq ans) et qu’ « Abram avait soixante-quinze ans lorsqu’il quitta Harân ».

Aujourd’hui, Harran (orthographe actuelle), consiste en une série de monticules arides parsemés de pierres, ruines d’où n’émergent plus qu’une des portes d’entrée de l’ancienne citadelle, le minaret de la plus ancienne mosquée d’Anatolie (postérieure à Abraham évidemment) et les ruines de la plus ancienne université au monde.

La citadelle d’Harran aurait été bâtie à l’emplacement d’un ancien temple dédié à Sîn, le dieu de la Lune, roi des dieux vénérés par les Mésopotamiens.

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Une des portes d’accès à l’ancienne citadelle d’Harran. © Sylvie Lasserre

 

Ruines de Harran avec en arrière plan ce qu’il reste de ce qui fut la plus grande mosquée d’Anatolie. © Sylvie Lasserre

A Harran se trouvait la première université au monde et l’on raconte ici qu’Abraham y avait étudié, en particulier l’astronomie.

Ruines de l'université où aurait étudié Abraham. © Sylvie Lasserre

Ruines de l’université où aurait étudié Abraham. © Sylvie Lasserre

Alors que j’avais toujours imaginé Abraham comme un berger marchant sur les chemins de Mésopotamie, je quittai Urfa avec l’idée d’un Abraham fils de très bonne famille, citadin et érudit.

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Arif, l’Afghan d’Iran, sort du camp de Lesbos

arif.1210586090.jpgIls arrivent d’Afghanistan, d’Iran, d’Irak, du Pakistan, de Turquie, du Bangladesh, de Somalie, du Maghreb et même de Mauritanie.

Les migrants débarquent chaque année par milliers sur les îles grecques, via la Turquie.

Une fois le pied posé sur le sol grec, les migrants peuvent rester « légalement » en Grèce, le temps que soit traitée leur demande d’asile – que moins d’1% obtiendront -, une procédure qui prend de trois à cinq ans.

Arif, vingt ans, est Afghan, de la tribu des Hazaras. Sa famille avait fui en Iran lorsqu’il avait six mois. Il vient de réussir son passage en Europe. Aujourd’hui il sort du camp. Une nouvelle vie s’ouvre à lui. Récit.

Reportage, Sylvie Lasserre

Mai 2006. Camp de Mytilène sur l’île de Lesbos en Grèce, à dix kilomètres des côtes turques. Cinq hangars en enfilade. Hangar n°1 des Afghans, n°2 des Iraniens et des Irakiens, n°3 des Afghans encore, n°4 des Somaliens et des Mauritaniens, n°5 des Somaliens.

Ce matin, Arif est heureux. Après le déjeuner, il sera libéré. Lui et tous les Afghans – des Hazaras – du camp. Derrière les barreaux de l’immense bâtisse jaune, son sourire est radieux. Son rêve est en passe d’être exaucé. Il est en Europe. Il est bientôt libre. Arif a vingt ans. Il vient de passer dix-sept jours au camp de Lesbos.

Les mêmes schémas se répètent depuis dix ans. Venus d’Asie, les migrants rejoignent la Grèce via la Turquie. Cachés dans des forêts ou dans des hangars près des plages, ils attendent la nuit pour prendre la mer, à bord de canots pneumatiques ou de barcasses usées. Principales destinations : Kos, Samos, Chios ou Lesbos. Ils sont prêts à tout, même à couler leur embarcation s’ils se font repérer par les garde-côtes qui patrouillent chaque nuit. Objectif : ne pas se faire refouler vers les eaux turques. Les clandestins le savent, les garde-côtes ont l’obligation de les secourir et donc de les ramener sur le sol grec. Ainsi le tour est joué. Parfois aussi cela se termine mal.

Arif et ses amis ont choisi le bateau gonflable. « Nous l’avons acheté à Istambul, puis nous avons pris le bus. Nous sommes descendus près d’une plage et nous nous sommes cachés dans un jardin en attendant la nuit. Nous avons ramé pendant quatre heures. Lorsque nous sommes arrivés à Mytilène, nous avons détruit notre bateau et nous sommes montés sur la montagne. » Arrivés sur la colline, le groupe laisse passer la matinée avant de se rendre au port. « Nous sommes allés prendre un café en attendant le ferry pour Athènes, mais une femme nous a remarqués et elle a appelé la police. Ils nous ont emmenés au camp. »

Comme Arif, plus des trois quarts des migrants clandestins sont arrêtés soit lors de leur traversée, soit dès leur arrivée sur les îles grecques ou encore au moment où ils embarquent pour Athènes. Difficile pour eux de passer inaperçus. D’après le préfet de Mythilène, il leur est impossible de passer à travers les mailles du filet. A leur arrestation, ils sont conduits au camp de l’île où ils restent en moyenne trois semaines, le temps d’effectuer quelques examens médicaux et vérifications administratives et de leur établir des « papiers ». Des papiers ? Une simple feuille blanche qui leur permettra de circuler librement sur le sol grec, le temps de demander l’asile.

Retour au camp de Mytilène. L’heure approche. Dans l’immense hangar traversé de vents coulis, Arif, Nizar et Khayam, tous trois Hazaras, ont déposé un petit tapis sur le sol pour une dernière prière avant le départ. Quinze heures. Un policier leur remet le sésame qui leur permettra de circuler librement en Grèce. La feuille blanche comporte leur photo d’identité, leur année de naissance et leur nationalité. Dès lors, ils disposent de vingt jours pour demander l’asile. En Grèce, moins d’un pour cent des demandes sont acceptées, mais la procédure prend de trois à cinq ans. Durant cette période, les migrants obtiennent une carte rose qui leur donne le droit de rester légalement sur le territoire grec, mais pas de travailler.

Sur la feuille d’Arif, la date de naissance indique : 1990. Seize ans ! Il en paraît au moins vingt ! Et il a dit qu’il était… Mauritanien ! « J’ai fait une erreur ! Quand je suis arrivé, on m’a dit de dire que j’étais Mauritanien et mineur, que ça irait plus vite ! Résultat j’ai passé plus de quinze jours au camp ! Si j’avais dit que j’étais Afghan, je ne serais resté que trois jours ! » explique-t-il. En effet, les sept Afghans du hangar n°1, arrivés deux jours plus tôt, seront libérés le même jour qu’Arif. Les Afghans ne sont généralement pas détenus plus de trois jours car il est illégal de les renvoyer dans leur pays. Il en va de même pour les Iraniens, les Irakiens, les Soudanais ou encore les Mauritaniens : leurs pays sont jugés trop dangereux.

Les grilles du hangar n°3 s’ouvrent enfin. Un dernier adieu à Zoi, l’infirmière du camp, puis Arif, Nizar et Khayam s’élancent sur la route. Direction le port de Mytilène, à cinq kilomètres. Cinq minutes plus tard, les sept Afghans du hangar n°1 rattrapent les trois amis sur la route. Le plus jeune a douze ans – ses parents sont morts -, le plus âgé vingt-deux. Ils avancent en file indienne sur le bas-côté de la route dangereuse. Quelques uns ont les mains vides – la police a jeté leurs sacs à la mer quand elle les a arrêtés -, d’autres portent un petit ballot. Les regards sont un peu hébétés par cette soudaine liberté et ces premiers pas sur le sol européen. Le soleil cogne un peu, l’air saoule vaguement. Une nouvelle vie, inconnue, inquiétante, les attend.

Chemin faisant, Arif confie ses projets. « Je vais rester à Athènes trois ou quatre mois. D’abord j’enverrai de l’argent à ma mère. Ensuite j’économiserai pour pouvoir poursuivre mon voyage. » Pour aller où ? « Je ne sais pas… Peut-être en Italie… en Norvège… ou en Angleterre… ou en France… Je ne sais pas. Et puis… Je veux retrouver mon père… » Son père est parti en Europe quatre ans plus tôt. Depuis, il n’a plus donné de nouvelles. « La dernière fois qu’il nous a téléphoné, il était en Espagne. Parfois j’ai peur qu’il soit mort, je sais que c’est dangereux de voyager avec les passeurs. »

Arif a un gros avantage par rapport à ses compagnons, il parle anglais. « Quand mon père est parti, il m’a dit : ‘ Mon fils, apprends l’anglais ! ‘ J’aime l’anglais. L’anglais, c’est tout pour moi ! C’est une langue internationale. » Arif est « migrant migrant » : ses parents ont fui l’Afghanistan quand il était bébé pour « s’installer » à Ispahan, en Iran.

Passe un 4×4, toutes vitres baissées, musique occidentale tonitruante. « Wouah !!! The music is fantastic ! » s’exclame Arif, soudain devenu euphorique. Pense-t-il donc que l’Occident, c’est le paradis ? « Je travaille depuis que j’ai huit ans. Mon métier, c’est de fabriquer des sacs. Je travaillais quinze heures, seize heures par jour, et après j’allais au cours d’anglais. C’était très dur. Tu connais la place de l’Imam à Ispahan ? J’y allais tous les vendredis pour parler avec les touristes. C’est comme ça que je me suis entraîné. »

Arif a fait le voyage depuis Ispahan accompagné de Nizar et Khayam. Ispahan, Téhéran, Van, Ankara, Istambul et enfin Mytilène. Un mois et vingt-cinq jours de voyage, dont douze passés à Istambul, le temps de trouver un passeur. Chacun a payé 300 euros. Un très bon prix, pour un service minimum. « L’homme nous a aidé à acheter le bateau et il a organisé notre trajet jusqu’à Ayvalik en bus. » Habituellement le passage coûte entre 800 et 1500 euros, selon les bourses, selon les destinations. Cela se négocie au cas par cas. Les passeurs trouvent toujours un arrangement…

Arrivés au port, Arif et ses compagnons décident de filer le soir même à Athènes. C’est à bord d’un ferry des lignes régulières qu’ils embarqueront. Le navire appareille à dix-huit heures. Ils achètent leur billet dans la première agence qui se présente. Dix-sept heures, ils sont à bord, soulagés, en passagers non clandestins. L’euphorie se lit sur les visages fatigués.

Athènes enfin. Au petit matin, l’inquiétude a remplacé la joie. Le navire approche du Pirée. La nuit a rappelé les esprits à la réalité. Un long voyage s’achève. Un autre, sans doute plus pénible, commence. Priorité : trouver un hébergement. Puis un travail. Coups de fil. Joindre les contacts des uns et des autres. Arif déniche un logement le matin même. Une chambre pour six dans un immeuble où logent 80 Afghans. Deux euros par jour, trois euros en plus pour prendre une douche. « L’immeuble appartient à un Afghan très riche, explique Arif. Il peut nous trouver du travail, mais pour 150 euros. » Arif préfère démarcher seul. Très vite, il déchante : il pensait trouver du travail le jour même.

Et puis… Une grosse contrariété l’attend. La police a pris ses empreintes au camp de Lesbos. Il vient d’apprendre ce que cela signifie : il ne pourra plus se rendre légalement dans un autre pays d’Europe. D’après la convention de Dublin, il devra obligatoirement demander l’asile en Grèce, le pays par lequel il est entré. S’il se fait arrêter ailleurs, il sera renvoyé en Grèce. Ses empreintes digitales sont enregistrées dans la base de données européenne Eurodac. Pas moyen d’y échapper.

Aux pieds de l’Acropole, un petit bruit emplit les rues de manière incessante. Un crépitement sec et puissant. Presque agaçant. Ce sont les « magnites », deux aimants arrondis que l’on lance en l’air et qui émettent ce drôle de grésillement en retombant tandis qu’on les rattrape. Achetés un euro chez les grossistes chinois, elles se revendent trois euros dans la rue. Les magnites, c’est la spécialité des Bangladais et des Pakistanais. Inlassablement, ils les font crépiter, tentant de les vendre aux touristes qui envahissent les ruelles. Parfois la police les chasse. Une heure après ils reviennent. Ils sont jeunes, maigres. Souriants, perdus, ils errent dans un mouvement brownien à l’affût des touristes qui déambulent, indifférents, en dégustant des glaces.

Une semaine plus tard enfin, Arif trouve un emploi de journalier dans une usine. Il n’est pas satisfait : « Je ne travaille que trois jours par semaine. Il n’y a pas de travail ici ! » Poursuivre sa route vers la Norvège ou la France, via Patras, le tente de plus en plus. « Sous un camion, c’est moins cher. » Mais toujours cette histoire d’empreintes…

Décembre 2006. Neuf mois ont passé. Les nouvelles d’Arif sont plutôt bonnes. Il est toujours à Athènes et cumule deux emplois. Le premier pour une entreprise de nettoyage, de neuf heures à dix-sept heures, le second comme homme de ménage dans un restaurant, de minuit à huit heures le matin. Il dort peu mais espère ainsi économiser douze mille euros qui lui permettront de s’envoler pour le Canada. Et puis… Il a retrouvé son père, Abbas. « Il est en prison en Afghanistan. Les Talibans l’ont attrapé. » Il y a quatre ans, Abbas était en France. Il s’est fait attraper, ils l’ont envoyé en Afghanistan. Cruel retour à la case départ après tant d’années de migration, alors que sa famille se trouve en Iran… Arif garde le moral : « Même s’il est en prison, je suis heureux parce qu’il est en vie ! »

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Nouadhibou-Lesbos : 3000 dollars

walidetlukas1bd.1210586471.jpgLoin des projecteurs braqués sur Ceuta, Melilla, les Canaries ou Lampedusa, des migrants venus d’Asie débarquent chaque année par milliers sur les îles grecques, via la Turquie.

Phénomène nouveau : les Africains commencent à utiliser cette nouvelle route. Venus de Somalie, du Maghreb et même d’Afrique sub-Saharienne. Depuis le durcissement de la surveillance en Méditerranée occidentale, la Grèce est en passe de devenir l’une des principales portes d’entrée de l’Europe, avec une mer Egée très difficile à contrôler.

Treize mille kilomètres de côtes, des dizaines d’îles proches des côtes turques, certaines à quelques kilomètres. Ils seraient 1,5 millions à attendre en Turquie de pouvoir passer en Grèce. Deux millions en Libye.

Par Sylvie Lasserre. Mai 2006

Mai 2006. Camp de Mytilène sur l’île de Lesbos en Grèce, à une dizaine de miles des côtes turques. Cinq hangars en enfilade, traversés par les vents coulis. Hangar n°1 des Afghans, hangar n°2 des Iraniens et des Irakiens, n°3 des Afghans encore, n°4 des Somaliens, n°5 des Somaliens, des Mauritaniens et des Ivoiriens. Surprise : que font donc des Mauritaniens et des Ivoiriens sur une île grecque de la mer Egée ?

Depuis le renforcement des contrôles en Italie et en Espagne après les événements de Ceuta, Melilla, Lampedusa et des îles Canaries, les routes migratoires se déplacent vers l’Est. Phénomène tout à fait nouveau. Avec le système SIVE (Système Intégré de Vigilance Electronique), 95 % des migrants seraient interceptés lors de leur traversée entre le Maroc et l’Espagne, ce qui détourne de plus en plus d’Africains sub-Sahariens vers la route de la Méditerranée orientale.

C’est maintenant la Grèce qui devrait se retrouver confrontée à des afflux massifs de migrants venus d’Asie et d’Afrique. La Turquie en étant le sas principal. « Les autorités turques interceptent de plus en plus de Mauritaniens, » indique Julien Simon, de l’ICMPD (International Centre for Migration Policy Development). « Les routes vont se déplacer, c’est une évidence. Les autorités chypriotes considèrent cela comme une menace très plausible. La Crète et Chypre risquent de devenir des nouvelles îles Canaries et Lampedusa. »

Selon le préfet de Lesbos, un million et demi de personnes attendraient en Turquie de passer en Europe, au grand dam des autorités grecques. « Nous avons plus de treize mille kilomètres de côtes et des centaines d’îles. Nous manquons d’hélicoptères, de radars. Nous avons absolument besoin du soutien financier de l’Union européenne. C’est un problème qui concerne l’Europe et pas seulement la Grèce ! » déplore un officier de la marine marchande de Chios, une autre île grecque touchée par le phénomène.

Les occupants du hangar n°5 sont partis de Nouadhibou, en Mauritanie. Ils disent qu’ils ont voyagé en bateau jusqu’en Grèce. « Par la mer ! Par la mer ! On est partis par la mer ! Par la mer ! » répète inlassablement Mohamed Ahmed, qui a quitté Nouadhibou six mois plus tôt. Par la mer… Rien n’est moins sûr. « On s’arrête parfois, on nous dépose quelque part, moi je sais pas exactement où c’est ! Tu restes deux jours, trois jours, un mois, tu sais même pas le temps qu’il fait ! » poursuit Mohamed Ahmed.

La plupart des migrants sont briffés par les passeurs avant leur départ, afin que tout le monde donne la même fausse version de l’itinéraire parcouru. Il s’agit de préserver le réseau. En réalité, ils seraient transportés par la terre vers les côtes libyennes, égyptiennes ou libanaises. Les Africains m’ont raconté qu’ils marchent à travers le désert, cela leur prend entre 20 et 25 jours. Ensuite ils restent en Libye, de 2 à 5 mois, le temps de gagner de quoi payer les passeurs. Ensuite ils prennent le bateau et arrivent ici, ils voyagent entre 10 et 15 jours, cachés dans le bateau, sans eau, juste… Ils m’ont raconté qu’ils avaient un… pour dix personnes. Sans lumière, toujours sans lumière. Ils n’ont aucun moyen de savoir combien ils sont dans cet espace. On parle et on essaye de savoir combien on est, juste pour rester en vie.

Ils ont de l’eau, ils ont du pain, et parfois ils jettent une bouteille d’eau dans le local. Souvent ils arrivent épuisés. Je me souviens d’un groupe d’Africains, pendant une semaine, ils ont dû rester debout ! Ils ne pouvaient plus marcher tant ils avaient mal aux pieds. De la Lybie, ils seraient embarqués sur des cargos et transiteraient par la Turquie avant de rejoindre les îles grecques.

D’autres seraient débarqués directement sur de petites barcasses à proximité des îles grecques. Quelques uns à Samos, d’autres à Chios, d’autres encore à Mytilène. Le gros bateau continue. C’est la nuit et il parsème les gens un peu partout.

Retour au camp. Le long des murs, des lits alignés. On mange, on dort, on vit ici. Du béton armé. Aucun meuble. Des lits, rien que des lits. Des tas de couvertures. Le soleil n’entre pas. Une heure de sortie par jour dans une cour bétonnée. Personne ne se plaint : « Après tout ce qui s’est passé, ici, c’est bien. Parce que… ces calvaires… On veut même pas se souvenir… » soupire Abubaker, un Mauritanien de 36 ans. « Nous les remercions beaucoup ! » renchérit Issiaka, 29 ans, ivoirien.

Issiaka a le cœur gros et envie de parler, de raconter son voyage. C’est tard dans la nuit. On nous prend dans un véhicule. Nous sommes sept personnes. On ne sait pas où on part. Nous sommes dans la voiture nous sommes cachés. Pour ne pas que les autorités nous prennent. On nous amène au bord de l’eau rapidement rapidement. On monte dans un bateau. Nous sommes cachés. Vite vite jusqu’à l’eau. Arrivés, on monte dans le grand bateau maintenant. « Au milieu de la mer ? » Oui au milieu de quelque part. Il y en a même un qui est tombé dans l’eau. Il a failli se noyer. Il y avait le capitaine, je ne sais pas comment on les appelle, qui a plongé et qui a lancé le ballon (la bouée). Il a tenté de s’approcher au fur et à mesure. Il l’a attaché en passant dessus comme ça, et il a tiré avec la corde pour le remonter. C’était un calvaire !

Dans le grand bateau on a trouvé des personnes sur place. Comme nous. Une fois que nous arrivons ils nous mettent quelque part. Ils mettent des trucs sur nous ! Pour ne pas que… en cas de contrôle… C’est comme ça se passe. Nous sommes cachés on met des trucs sur nous nous sommes là ! « Vous avez navigué combien de jours ? » Ben moi je dirais cinq jours comme ça. Nous étions cachés nous étions cachés. « Ils vous donnaient à manger ? » Oui le pain… de l’eau à boire. « C’est tout ? » C’est tout hein. Moi j’ai regretté… Parce que c’était la merde j’ai cru qu’on allait mourir même dans le bateau.

Nous sommes restés jusqu’à arriver jusqu’ici. Ils nous descendent dans un petit bateau qui nous dépose au bord. Il part en chercher d’autres, il nous dit de rester sur place de ne pas bouger. Nous sommes couchés nous sommes cachés. Faut rester couchés nous sommes couchés nous sommes couchés. Au fur et à mesure les autres ils arrivent. Ils nous disent d’attendre d’attendre, qu’ils partent d’abord avec le petit bateau. On est descendus du grand bateau dans le petit bateau un à un, un à un, un à un. Il a un petit moteur il nous a amenés jusqu’à la plage et il est reparti. Son contrat il est fini comme ça.

Nous sommes descendus sur une plage. C’est l’Italie ! Il y avait une femme. Nous avons faim nous sommes fatigués. S’il vous plaît, pouvez-vous nous apporter du pain ? Donnez-nous de l’eau. Pitié pour nous. Pouvez-vous appeler la police pour nous ? Nous sommes fatigués. Où sommes-nous? Elle a dit c’est la Grèce !

Issiaka a payé 1500 dollars. Empruntés à des connaissances. Mohamed Ahmed, parti en même temps qu’Issiaka, a payé 2500 dollars. Abubaker, 3000. « Tu sais, les prix c’est pas les mêmes. Quand tu n’as pas, quand tu as tout fait et que tu peux pas payer, là ils t’aident, mais quand tu as, bon là, tu discutes pas, » explique-t-il. « Tu sais, pour quitter là-bas, si même tu avais 7000 euros, tu les aurais donnés. Parce que tu peux… tu peux pas… ça c’est pas une vie. Ca c’est… c’est… » Il ne peut poursuivre. « Tu sais, pour sauver la tête, l’argent ne vaut rien, l’argent ne vaut rien que la vie, » renchérit Issiaka.

Abubaker poursuit : « En Afrique, tu n’arrives pas à gagner… Tu n’arrives même pas te soigner. L’homme perd tout ce qu’il aime. Tu as une femme tu perds ta femme, tu as des enfants tu perds tes enfants… Mais comment l’homme peut vivre avec ça ? » Malgré sa révolte, Abubaker parle d’une voix douce. Il porte une alliance. « Tu es marié ? » Silence. « Oh… j’ai pas envie de parler… » Sa voix s’étrangle. « Je l’ai plus mais je peux pas… je peux pas… »

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